J’accompagne ma mère au dépanneur. Elle achète une pinte de lait. « Bonjour ! » lance-t-elle au caissier, qu’elle semble connaître, reconnaître. Elle lui tend 20$, ramasse sa pinte et quitte le comptoir. Sans attendre. « Eh maman ! Ta monnaie ! » je m’exclame.

Mon accent tonique descend, plutôt que de monter, quand je prononce la dernière syllabe du mot « monnaie ». Une exclamation mal-au-ventre, candeur-anéantie.

Je viens de comprendre pourquoi, ces derniers temps, elle m’a souvent demandé de l’argent (je gère sa carte de guichet automatique). Je trouvais qu’elle dépensait beaucoup, je me disais « peut-être qu’elle a décidé de se faire plaisir plus souvent ? »

Non. Elle ne réclame plus, et n’a plus ce réflexe de tendre la main pour qu’on lui remette ce qui lui revient. Des caissiers, commerçants, commis, la volent.

Elle fréquente quatre commerces dans son quartier. Le dépanneur, le marché d’alimentation, l’épicerie fine et la pharmacie.

Y a-t-il là des commis dans la lune, des marchands multi-tâches, des gens débordés par des files d’attente à la caisse ? Ont-ils tous une raison, un argument, une défense, une explication à faire valoir ?

Leur caisse ne balance pas, parce qu’ils laissent ma mère partir sans rembourser leur dette.

Certains connaissent ma mère. Elle vit dans le quartier depuis plus de quinze ans. Ils ne sont pas intimes, mais ils se saluent. Je sais qu’elle en a déjà fait rire, qu’elle a eu des conversations sur le temps qu’il fait, sur l’autobus en retard, sur les travaux de réfection de la chaussée.

J’en conclus qu’il y a parmi eux des non humains.